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Camille Germser

Auteur-compositeur et metteur en scène.

Il fonde la compagnie La Boulangerie en 2001.

©Louise Kelh

entretien

entretien
Propos recueillis par Manon Lévêque.

de la musique à la mise en scène

 

Comment es-tu venu au théâtre ?

 

Mes parents sont musiciens. Je baigne dans la musique depuis toujours, et je l’ai pratiquée dès l’âge de 8 ans. Au cours de ces années d'apprentissage, et après un ras-le-bol de musique baroque alors que j’étudiais le clavecin, je me suis mis à « inventer » la musique, sans autre but que d’entendre celle qui me plairait.

Après le clavecin, mes années en composition électroacoustique au conservatoire — ce qu’on appelait anciennement « musique concrète » — ont confirmé ce désir. J’étais libre de faire comme je voulais, en ne partant de rien d'autre que du bruit brut qu'il fallait rendre harmonieux.

Avec le recul, et après être passé par des cours d’harmonie, de contrepoint et d’analyse, je me rends compte comme cette discipline a été libératrice. Je n’ai pas peur de la "page blanche" et je pense le devoir en grande partie à cette étape expérimentale et un peu marginale. Paradoxalement, la musique que je produis aujourd'hui est très normée, elle répond à des clichés bien définis, et je n'ai pas vocation à innover. Mais je sais pourquoi et comment je joue avec ces codes !

Par la suite, la seule pratique de la création musicale ne m’a jamais complètement satisfait. Je voulais raconter des histoires, rendre spectaculaire ce qui est quotidien, je voulais fabriquer, réinventer des vies, altérer, transformer, sublimer... Alors je me suis vite tourné vers la scène de théâtre. 

 

 

Quel rôle joue la musique sur scène ?

 

La scène est l’endroit où l’on peut donner corps à la musique, dans un équilibre fragile et vulnérable, mais complètement alchimique, entre la performance de l'acteur, le propos, la mise en scène et la chorégraphie, le contexte scénographique, les costumes, les lumières... Toutes les dimensions du spectacle sont liées par ce paramètre elliptique et allégorique qu’est la musique. Elle rend possible n'importe quel récit ou abstraction, elle justifie toute extravagance, elle permet de quitter le rationnel en un claquement de doigt. 

 

 

Comment cette volonté de créer tes propres spectacles s’est-elle concrétisée ?

 

Après la création d’une première comédie musicale, Philippe Danel, que je connaissais de ses années à L’Orchestre National de Lyon, m’a proposé de travailler sur une adaptation de La Flûte enchantée – dans le cadre du festival Octobre en Normandie qu’il dirigeait à l’époque. Cette opportunité a donné naissance à la compagnie. C’était en 2001.

 

 

L’idée de troupe, constituée des comédiennes que l’on retrouve dans la plupart de tes projets, s’est-elle imposée d’emblée ?

 

On commence toujours par faire du théâtre avec des amis, des proches qui partagent ce goût pour le spectacle ou un univers en particulier. Dans l’idée de troupe il y a une forte notion de famille. J’ai commencé avec ma sœur, qui est comédienne et a fait ses études à l’INSAS, à Bruxelles. C’est par elle que j’ai rencontré les toutes premières comédiennes, belges, de la compagnie. Puis j’ai découvert peu à peu le milieu du théâtre de ma propre ville, Lyon. J’ai eu de nombreux coups de foudre pour les comédiennes qu’on retrouve aujourd’hui dans l'équipe. Je suis allé les chercher moi-même, je n’ai jamais organisé d’auditions. Toutes sont des amies aujourd’hui ; je les ai toutes vues devenir maman, et toutes te diront, je pense, que cette troupe est une seconde famille.

 

On te sait metteur en scène et auteur-compositeur mais, outre ces casquettes, tu conçois les chorégraphies, tu t’investis pleinement dans la conception des costumes et de la scénographie... Aurais-tu une approche plus technique que dramaturgique ?

 

Je me sens avant tout agenceur. Ce qui m’importe, c’est de pouvoir faire, d'être capable de faire. C’est le côté ouvrier de cet agenceur. A chaque fois que j’ai une obsession pour une chose, je vais chercher à savoir ce que c’est, d’où ça vient, comment ça marche. Exactement comme je procède lorsque je veux reproduire un effet musical particulier. Finalement, c'est le processus d'apprentissage de la vie ! Je suis plus en confiance avec cette approche empirique qu'avec de la théorie. J’ai toujours une idée précise de ce que je veux obtenir ; tout le travail consiste à guetter la bonne alchimie de sa réalisation. Les moyens à mettre alors en œuvre n’échappent jamais au doute, mais pour se donner toutes les chances de réussir cette alchimie, il faut avoir conscience de tous les paramètres scéniques qui sont donc techniques autant que dramaturgiques.

 

la chasse à la plume
 

Comment est né ton goût pour le music-hall ?

 

Un soir, lorsque j’étais enfant, je suis tombé sur une émission à la télé qui récompensait les meilleurs programmes. Cette cérémonie avait lieu au Lido. Chaque trophée était remis par une danseuse du cabaret qui portait, en guise de costume, des plumes et du strass. Je n’avais encore jamais vu un tel accoutrement et je ne comprenais pas ce que cela pouvait signifier, ni à quoi ce costume faisait référence. Pour l’idée que je pouvais me faire du théâtre à l’époque, lorsqu’on se trouvait sur une scène, et quelle que soit la nature du spectacle, on devait porter le costume d’un personnage — d’un bourgeois, d'une reine, d’un serviteur, d'une mère, d'un médecin, etc. Or, je me trouvais devant une figure qui ne représentait rien. Cet accoutrement paraissait gigantesque et, paradoxalement, le corps de cette danseuse était dénudé et recouvert de diamants... J’étais à la fois dubitatif et impressionné par tant de cailloux précieux sur un seul corps ! S’en est suivi une interminable quête, pour l’enfant que j’étais, en province et à une époque où internet n’existait pas : la quête de la plume et du strass... qui ferait plus tard l'objet d'une quête de sens... 

 

Qu’est-ce qui te captive dans cet univers ?

 

Beaucoup de choses ! Alain Hardel, qui a écrit là-dessus, dit : « Le music-hall ne fascine que parce qu’il nous fait préférer l’illusion au réel ». Ce qui est propre à la revue de music-hall, c’est ce défi constant de répondre à ce qu'est l'essence de la scène : montrer, se montrer, concentrer les regards, et faire usage autant qu'il faudra de l’artifice, du factice étincelant. Il y a aussi le potentiel cathartique qui, à mon sens, est bien plus prégnant au music-hall qu’au théâtre. Et puis, il n’y a pas de quatrième mur, ce mur imaginaire qui sépare le public de la scène et permet la fiction. Cette étrange notion de frontière entre fiction et réalité, aux ramifications multiples, ne cesse de m'interroger. Ce jeu du quatrième mur est la base de tout dans mon travail. Je ne peux pas envisager un spectacle dont le jeu d'acteur ne s’adresserait pas directement au spectateur. Ce qui mène à s’interroger aussi sur la notion de public et ce qu’il représente pour lui-même. Enfin, il y a au music-hall cette volonté de magnifier, d’exalter, d'exacerber les sens par l'extravagance, beaucoup plus forte qu’au théâtre qui, lui, se veut plus réaliste, historique, parfois contemplatif. J'ai à cœur, cependant, de "remouler" le théâtre sur la scène de music-hall ; j'aime l'idée d'un music-hall contemplatif. Au théâtre, on parle de la mort ; music-hall, on vit dans l’instant et on refoule la mort. Tous deux ont des choses à se dire...

Comment penses-tu t'approprier tout ça ?

 

J’exulte rien qu’à l’idée d’un inventaire de tout ce que pourrait être ou symboliser ce matériau de l’extravagance, et le recycler pour jouer sur le fil, entre music-hall et théâtre. Provoquer le théâtre avec tout l’arsenal aguicheur du music-hall ; narguer le music-hall avec la profondeur du théâtre. Je ne cherche pas tant la performance, mais plutôt une sorte de prouesse de l’audace et de la surprise. Trouver des contrastes chocs mais harmonieux. Il faut de la simplicité, de la sobriété, de la tranquillité, et il faut aussi détonner, faire des finals ronflants, jubiler dans une liesse collective et transcendante — c'est notre façon à nous, humains et mortels que nous sommes, de repenser et de nous représenter une mort qui pourrait être joyeuse, grisante, fatigante, pour mieux traverser l'existence... et la scène de music-hall est faite pour ça.

 

 

Comment le music-hall, non déconnecté d'une certaine époque, peut-il se renouveler ?

 

Le music-hall est un genre. C’est de la forme, il n’y a plus qu’à remplir. A mon sens, il n’y a donc rien à « dépoussiérer » comme on le dit souvent. Et je ne crains pas la poussière ! On s’obstine à dire qu’il faut « réinventer ». Il faut certes inventer, dedans, comme on faisait jadis, chaque jour, chaque soir sur les scènes de cabarets. Mais il n’y a rien à réinventer.

Aujourd’hui, la télévision et internet sont déjà des réinventions du music-hall. Ce sont des médias, tout comme le music-hall et le café-concert en étaient, il y a 150 ans. Avant la télévision, la radio ou internet, les gens se retrouvaient dans des cabarets, qui existaient dans tous les quartiers. On pouvait y découvrir l’actualité, partager ses points de vue, entendre de la musique, se confronter à des vues d’artistes, ou simplement s’y divertir et rencontrer des gens. A nous de faire exister aujourd’hui des lieux de vies où les gens partagent, dans une réelle interaction organique, plutôt que chacun dans son coin, derrière un écran.

l'alliance du fond et de la forme

Quels sujets abordes-tu dans tes créations ?

L’ambivalence fiction/réalité, la révélation de l’individu, la place de la femme dans un monde d'homme. Il y a aussi la question de la mort, qui ne me quitte jamais et, par conséquent, celle du sens de la vie qui vient juste derrière — avec non pas l'idée d'y répondre, mais de questionner cette drôle de question ! Je me demande aussi comment modifier nos modes de pensée, comment penser autrement... au final, je me demande comment nous affranchir de la pensée ; je me demande ce qu'elle définit de nous, et si nous en sommes réellement tributaires...

Il y a enfin la question du déni, de l’oubli de l’enfant que nous étions — qui constitue la matière fondamentale de l’individu. Et, de paire avec cette question, la notion de bonheur, de plus en plus discutée. Etre heureux, est-ce que ça va de soi ? Le bonheur est-il "naturel" ? La recherche du bonheur est-elle une fatalité ?

Tous ces sujets, je veux les aborder avec légèreté, recul et dérision, avec la contrainte de ne jamais tomber dans le pathos. Pour ça, vive la scène de music-hall !

 

En quoi certains films, comme ceux de Bob Fosse, ont-ils pu nourrir tes aspirations ?

 

Ce qui est génial chez Bob Fosse, c’est qu’il parvient merveilleusement à créer cette alchimie des disciplines et de l’artifice de la scène, tout en les assumant comme tels. Chez lui, cette alchimie existe dans tous ses tableaux. Il fait exactement la chorégraphie qu’il faut, avec la personne qu’il fait danser, portant tel costume et pas un autre, etc. Je suis littéralement transporté par sa science, par la manière avec laquelle il arrive à exploiter au plus juste le matériau des corps et de la scène — du music-hall ! — pour être dans une gestuelle qui n’est jamais futile. Son chef-d'œuvre "All That Jazz" célèbre tout le rapport de l'égo à la mort avec une lucidité sidérante. 

 

A propos de la Sublime Revanche, tu dis : « Un spectacle se profile pour moi comme l’allégorie d’une vie. Voilà le propre du spectacle vivant : ne jamais s’arrêter et entretenir le mouvement perpétuel, comme le veut la constante évolution de toute chose vivante ». Peux-tu en dire davantage ?

 

La vie se réinvente tous les jours. Tant qu’on n’est pas mort, on doit composer avec le quotidien et continuer à s’adapter et répondre aux événements de la vie. C’est la même chose pour le spectacle vivant. Ce n’est jamais deux fois la même chose, et c'est d’autant plus vrai que les paramètres sont multiples : les protagonistes en scène, pour commencer, qui sont autant de choses vivantes qui évoluent de différentes manières et augmentent exponentiellement le champ des possibles. Tous les spectacles que nous avons créés ont été amenés à évoluer, par de multiples reprises et re-créations, comme une personnalité qui se précise, vieillit, trouve sa maturité et comprend mieux la vie. Et au regard de sa propre vie, c’est un défi très excitant.

 

 

J’ai lu aussi « La Sublime Revanche se joue de l’idée reçue de vacuité au music-hall. A l’image de l’individu qui se construit de ce dont il se remplit à travers la vie, Camille Germser flirte doucement avec l’idée de pouvoir mettre ce qu’on veut dans ce qui est creux. »

 

On sait que la meilleure méthode, pour apprendre un raisonnement à un enfant, sera de le mener à découvrir ce raisonnement par lui-même, par ses propres expériences. Je crois que c’est pareil pour toute forme de connaissance ainsi qu’un bon nombre de choses dans la vie. Il me semble que le système éducatif ainsi que de nombreux fonctionnements sclérosés de notre société devraient être revus à cet endroit. On doit privilégier le creux et le fructifier du vécu et des expériences, en renouvellement constant. Entendons-nous bien, je ne prône pas l’ignorance. Je dis juste que le creux, le vide, c’est indispensable pour qu’un individu se crée avec intégrité et cohérence. Il faut être conscient de ce creux. Et en aucun cas le condamner ou forcer son remplissage. Ce creux ne doit jamais être plein pour toujours pouvoir accueillir. 

Parmi tes projets figure une pièce de Molière, Les Précieuses ridicules. Penses-tu renouveler l’expérience en te penchant sur d’autres classiques, d’autres auteurs ?

 

L'expérience s'est reproduite avec notre spectacle Federigo, d'après la nouvelle de Mérimée. Certains textes ont conservé des résonnances, d’autres moins. D’autres encore ont tellement été joués et adaptés à toutes les sauces qu’ils deviennent des monuments dépourvus d’authenticité. Il faut prendre en compte les époques, les contextes historiques, les circonstances qui ont fait exister toutes ces œuvres. Le projet de monter une telle œuvre n’a plus d’autre vocation que celle de témoignage. On entre alors dans un processus muséal qui n’est pas mon fort. Et j’ajouterais que le théâtre n’est pas qu’une aventure de texte !

Les êtres humains sont tellement riches de leurs différences, de leurs histoires quotidiennes, de leurs désirs, que je trouve souvent réducteur de ressortir des choses qu’on connaît déjà. Ce qui me plaît, c’est inventer ; ce que j'aime voir, c'est la créativité la plus totale. Et c’est une nécessité cognitive, pour celle ou celui qui invente et celle ou celui qui découvre. 

Même remarque pour la musique. Celle que je crée n’a rien d’inédit, je n’ai jamais cherché à trouver une griffe originale. En revanche, je mets un point d’honneur à créer chaque séquence sur mesure pour les comédiennes et pour le spectacle, à construire des tableaux musicaux qui auront le format adéquat, qui insuffleront la pulsion et le rythme précis qu’il faut quand il faut, ou encore savoir reproduire tel style d’arrangement, telle période, qui pourra sonner jazz, folk, baroque, disco, film d'action, etc., tant que ça fait sens avec le reste.

le cabaret ou la scène de super-héros

Finalement, l’univers du music-hall représente un peu pour toi une sorte d’espace de toutes les libertés auxquelles chaque être humain aspire dans une vie...

 

J’ai un peu cette lubie que chacun devrait avoir son petit cabaret, comme un jardin secret, pour y faire son propre music-hall. Un espace dépourvu de codes dans lequel on peut se réaliser, s'augmenter. Pour mieux percevoir celle ou celui qu'on est. Faire le point sur ses pulsions. Désaliéner ce que le rationnel a pu nous faire refouler. Puis laisser les inhibitions exploser...

L’artifice peut nous pousser dans nos derniers retranchements. Comme si on faisait l’ascension d’une très haute montagne. Plus on monte, moins on peut tricher. Mais avec des petits pas, on se donne plus de chance d’y arriver. Comme dans ce recours à l’artifice, par lequel on superpose différentes couches, progressivement, et on réinvente un soi avec autant de couches nouvelles. On peut masquer tout ce qu’on ne veut pas montrer, et renaître sous d’autres traits.

Un peu comme un super-héros : un individu noyé dans la masse et le commun, qui se découvre un super pouvoir et se transforme, se masque, pour valider cette autre part de lui. C’est le fantasme de se prendre pour qui on veut, mais pour toujours mieux se trouver. Se laisser la place d'être autrement, de se transcender. Ou encore le fantasme de téléporter sa vie dans un endroit où on ne serait connu de personne, où on pourrait être différent, sans être jugé à l'aune d'une image établie. Tout ce que permet, en somme, le jeu d'acteur au théatre. Mais le music-hall a quelque chose de plus populaire et universel, de plus accessible et légitime. 

L’image de ce super-héros pose la question de ce qui est et de ce qui n’est pas. 

Je m’interroge sur l’ambivalence des masques sociaux et la façon de soupçonner l’envers de ces masques. Celle ou celui que nous nous forgeons — malgré nous — avec les couches de l’éthique, des conventions, de l’égo, du rationnel, des désirs construits, etc., il est indispensable d’en prendre conscience. 

Il faut donc créer de nouveaux masques, autant qu'il faudra, pour cerner, comprendre, et capter le masque dont nous n’avions pas conscience, et neutraliser celui qui nous aliénait. Rien que de songer qu’on pourrait faire telle ou telle chose grâce à un nouveau masque — un nouveau costume —, c’est épanouir une part de soi (insoupçonnée ou non). 

 

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