la chasse à la plume
Comment est né ton goût pour le music-hall ?
Un soir, lorsque j’étais enfant, je suis tombé sur une émission à la télé qui récompensait les meilleurs programmes. Cette cérémonie avait lieu au Lido. Chaque trophée était remis par une danseuse du cabaret qui portait, en guise de costume, des plumes et du strass. Je n’avais encore jamais vu un tel accoutrement et je ne comprenais pas ce que cela pouvait signifier, ni à quoi ce costume faisait référence. Pour l’idée que je pouvais me faire du théâtre à l’époque, lorsqu’on se trouvait sur une scène, et quelle que soit la nature du spectacle, on devait porter le costume d’un personnage — d’un bourgeois, d'une reine, d’un serviteur, d'une mère, d'un médecin, etc. Or, je me trouvais devant une figure qui ne représentait rien. Cet accoutrement paraissait gigantesque et, paradoxalement, le corps de cette danseuse était dénudé et recouvert de diamants... J’étais à la fois dubitatif et impressionné par tant de cailloux précieux sur un seul corps ! S’en est suivi une interminable quête, pour l’enfant que j’étais, en province et à une époque où internet n’existait pas : la quête de la plume et du strass... qui ferait plus tard l'objet d'une quête de sens...
Qu’est-ce qui te captive dans cet univers ?
Beaucoup de choses ! Alain Hardel, qui a écrit là-dessus, dit : « Le music-hall ne fascine que parce qu’il nous fait préférer l’illusion au réel ». Ce qui est propre à la revue de music-hall, c’est ce défi constant de répondre à ce qu'est l'essence de la scène : montrer, se montrer, concentrer les regards, et faire usage autant qu'il faudra de l’artifice, du factice étincelant. Il y a aussi le potentiel cathartique qui, à mon sens, est bien plus prégnant au music-hall qu’au théâtre. Et puis, il n’y a pas de quatrième mur, ce mur imaginaire qui sépare le public de la scène et permet la fiction. Cette étrange notion de frontière entre fiction et réalité, aux ramifications multiples, ne cesse de m'interroger. Ce jeu du quatrième mur est la base de tout dans mon travail. Je ne peux pas envisager un spectacle dont le jeu d'acteur ne s’adresserait pas directement au spectateur. Ce qui mène à s’interroger aussi sur la notion de public et ce qu’il représente pour lui-même. Enfin, il y a au music-hall cette volonté de magnifier, d’exalter, d'exacerber les sens par l'extravagance, beaucoup plus forte qu’au théâtre qui, lui, se veut plus réaliste, historique, parfois contemplatif. J'ai à cœur, cependant, de "remouler" le théâtre sur la scène de music-hall ; j'aime l'idée d'un music-hall contemplatif. Au théâtre, on parle de la mort ; music-hall, on vit dans l’instant et on refoule la mort. Tous deux ont des choses à se dire...
Comment penses-tu t'approprier tout ça ?
J’exulte rien qu’à l’idée d’un inventaire de tout ce que pourrait être ou symboliser ce matériau de l’extravagance, et le recycler pour jouer sur le fil, entre music-hall et théâtre. Provoquer le théâtre avec tout l’arsenal aguicheur du music-hall ; narguer le music-hall avec la profondeur du théâtre. Je ne cherche pas tant la performance, mais plutôt une sorte de prouesse de l’audace et de la surprise. Trouver des contrastes chocs mais harmonieux. Il faut de la simplicité, de la sobriété, de la tranquillité, et il faut aussi détonner, faire des finals ronflants, jubiler dans une liesse collective et transcendante — c'est notre façon à nous, humains et mortels que nous sommes, de repenser et de nous représenter une mort qui pourrait être joyeuse, grisante, fatigante, pour mieux traverser l'existence... et la scène de music-hall est faite pour ça.
Comment le music-hall, non déconnecté d'une certaine époque, peut-il se renouveler ?
Le music-hall est un genre. C’est de la forme, il n’y a plus qu’à remplir. A mon sens, il n’y a donc rien à « dépoussiérer » comme on le dit souvent. Et je ne crains pas la poussière ! On s’obstine à dire qu’il faut « réinventer ». Il faut certes inventer, dedans, comme on faisait jadis, chaque jour, chaque soir sur les scènes de cabarets. Mais il n’y a rien à réinventer.
Aujourd’hui, la télévision et internet sont déjà des réinventions du music-hall. Ce sont des médias, tout comme le music-hall et le café-concert en étaient, il y a 150 ans. Avant la télévision, la radio ou internet, les gens se retrouvaient dans des cabarets, qui existaient dans tous les quartiers. On pouvait y découvrir l’actualité, partager ses points de vue, entendre de la musique, se confronter à des vues d’artistes, ou simplement s’y divertir et rencontrer des gens. A nous de faire exister aujourd’hui des lieux de vies où les gens partagent, dans une réelle interaction organique, plutôt que chacun dans son coin, derrière un écran.